CHAPITRE V

Les deux camarades ne s’étaient pas trompés en jugeant que l’hôtel de la rue du Palus satisferait en tout point aux instructions données par le professeur Brag n’Var : situé au cœur d’une agglomération où se concentraient les éléments les plus évolués de la civilisation galansienne, l’hôtel de la rue du Palus permettait aux voyageurs de réserver un local à l’abri de toute indiscrétion. Le corps de logis érigé au fond du parc entre les frondaisons et le mur d’enceinte présentait les conditions requises : primitivement destiné à héberger une importante domesticité ainsi que les hôtes de peu d’importance, il comptait de nombreuses pièces réparties de chaque côté du hall central et rien n’était plus facile que d’en isoler une section. Le troisième palier demeurerait réservé au personnel minimum engagé par Viona et les chevaliers s’attribuaient le rez-de-chaussée et le premier étage de l’aile droite où nul ne serait autorisé à pénétrer en leur absence et sans leur permission. Ils disposaient ainsi de deux salons donnant directement sur la pelouse et de deux appartements au-dessus, un petit escalier intérieur réunissait l’ensemble sans avoir à passer par celui qui partait du hall. Viona ne fit aucune objection à cet arrangement ; après tout, ils étaient libres d’aller à leur gré et elle trouvait parfaitement naturel qu’ils désirent s’assurer une certaine privauté. Tout au plus s’étonnait-elle qu’ils n’eussent pas choisi plutôt les pièces somptueuses du bâtiment de maître avec pignon sur rue.

— Nous sommes habitués au calme de la province et nous voulons le retrouver ici : pas de cris de marchands ambulants, pas de roulements de voitures sur les pavés, uniquement le chant des oiseaux devant nos fenêtres. Bien entendu, votre appartement et celui du marquis demeureront à votre entière disposition dans le corps de façade, et c’est également dans celui-ci que nous prendrons nos repas en votre compagnie si vous nous en faites la grâce. Prenez cette cassette qui contient quelques écus et organisez tout pour le mieux, vous êtes la maîtresse de céans.

L’arrangement conclu, ils visitèrent en détail leur domaine, firent choix d’un cabinet situé tout à l’extrémité du premier étage et qu’on ne pouvait atteindre sans traverser d’abord l’enfilade de leurs chambres. Une bonne serrure moderne en compléterait ensuite l’inviolable sécurité. Le local, pourvu d’une seule fenêtre équipée de barreaux, devait avoir joué le rôle de lingerie car, de part et d’autre de l’embrasure de cette fenêtre, se dressaient deux grandes armoires bourrées de piles de draps et de couvertures qu’ils firent déménager dans un autre réduit afin qu’aucune soubrette ne s’avise de venir les chercher là. Ces deux meubles imposants allaient servir à dissimuler le répondeur de la Porte qu’il fallait maintenant matérialiser à l’aide de tringles de métal qu’Amory se procura facilement chez un ferronnier sous le prétexte d’une installation de rideaux ou de tentures. Deux tiges verticales plaquées face à face contre les angles des armoires, deux horizontales, l’une enfoncée dans une rainure du plancher, l’autre sous le rebord de la corniche du plafond constituèrent un cadre dont les quatre angles furent soigneusement soudés électriquement grâce au générateur. Celui-ci ainsi que le changeur de fréquences cosmiques furent placés sur l’un des rayons du meuble de droite et dûment raccordés à la plus proche tringle – le montage était en somme d’une extrême simplicité puisqu’il ne jouait qu’un rôle de relais permanent et que l’énergie principale provenait du puissant émetteur installé dans le monde parallèle. Les tiges de métal étaient pratiquement invisibles, nul, surtout à cette époque, ne pourrait deviner leur destination même s’il les découvrait.

Le travail terminé, Reg souleva le couvercle du boîtier de syntonisation, procéda à quelques réglages jusqu’à ce qu’un minuscule voyant vert s’allume, referma l’armoire, se tourna vers Amory.

— Je vais m’assurer en personne du bon fonctionnement du faisceau, fit-il. Attends-moi, je ne serai pas long.

Assis sur un tabouret, d’Arbel le regarda marcher droit vers la fenêtre comme s’il se préparait à l’ouvrir pour aérer la pièce et, au moment où il allait l’atteindre, disparaître comme si une foudre invisible et silencieuse venait de le volatiliser.

Contrairement à ce qu’il avait annoncé il ne réapparut pas tout de suite. Une bonne dizaine de minutes s’écoula pendant lesquelles le chevalier sentait l’inquiétude le gagner : tant d’aléas pouvaient survenir au cours de ce qui n’était somme toute qu’une première expérimentation et, à plusieurs reprises, il retourna soulever le couvercle du modulateur pour vérifier que la lumière verte y brillait toujours. Enfin, avec la même impressionnante soudaineté, Régis se matérialisa à nouveau entre les armoires, trébuchant à peine ; le premier franchissement dans la forêt lui avait déjà appris à compenser la brutale impulsion du passage : il s’était rejeté en arrière dans la position d’un voyageur descendant d’une voiture en marche. Mais, à peine rééquilibré, il se retournait, écartait les bras, cueillait au vol une seconde silhouette surgissant derrière lui.

— Merci de votre aide, fit le professeur en se remettant sur pieds. Bien que vous m’ayez prévenu, je crois que je me serais proprement étalé par terre sans vous !

— On a l’impression d’être littéralement éjecté dans le vide, n’est-ce pas ?

— Rien de plus normal, c’est la conséquence logique de la différence des vélocités relatives entre les deux mondes. Même avec le timing le plus précis il subsiste fatalement un déphasage de quelques mètres/seconde. Content de vous revoir, Amory, vous semblez en parfaite forme.

— Comment ne le serais-je pas, professeur, puisque grâce à vous me voilà immensément riche et copossesseur de ce magnifique hôtel ? Il faudra que je songe à assurer une rente aux brigands de la forêt de Sanert, rien de tout cela ne me serait arrivé sans eux… Voulez-vous visiter notre hôtel ?

— Juste un bref coup d’œil à partir des fenêtres de vos appartements, il est préférable que nul ne m’aperçoive encore, surtout dans mon costume jihien et de surcroît surgissant d’un bâtiment sans y être entré par la porte. Mais je sais déjà que vous avez bien choisi.

— Le hasard a beaucoup aidé…

— Je ne m’attendais pas en effet à ce que vous y arriviez si rapidement. Eh bien, Erm’hon, quelle est votre première impression ?

— Plus que superficielle encore, patron. Tout ce que je puis dire est que le biotope semble bien conforme à ce que reflétait le cerveau de notre ami. Le retard d’évolution est très net. J’ai la sensation d’être un voyageur temporel visitant notre propre passé.

— Raison de plus pour demeurer discrets et, sauf nécessité, éviter autant que possible toute manifestation supranormale pour ce milieu. Songez que l’apparition soudaine de deux riches gentilshommes totalement inconnus provoquera de la curiosité, tâchez qu’elle n’entraîne pas trop de méfiance à votre égard. Mais je n’ai pas de conseils à vous donner, c’est vous qui menez le jeu, désormais.

— Amory était un véritable Galansien, répondit Reg, il me suffit de guider mes attitudes et mes réactions sur les siennes.

— C’est bien pourquoi je n’ai pas voulu qu’il sorte de l’Institut avant d’entreprendre cette étude. S’il s’était vraiment intégré à notre existence sur Jih’om, il aurait perdu ses réflexes d’origine et serait devenu trop étranger à son propre pays. Il aura tout le temps de se rattraper par la suite… Et maintenant, je repars, je n’étais d’ailleurs venu que pour m’assurer par moi-même du bon fonctionnement du faisceau.

— Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ?

— Plus tard… A ce propos, procurez-moi des dessins de costumes et des échantillons afin que je me fasse confectionner une garde-robe adéquate le cas échéant. Et surtout, n’oubliez pas les dernières créations de la mode féminine à l’intention de Shann. Elle meurt vraiment d’envie de faire connaissance avec cet univers au point d’en oublier son travail et d’être en passe de devenir la plus négligente de mes collaboratrices.

— Je lui manque peut-être ? émit Reg d’un air faussement candide. Elle est tellement habituée à travailler à mes côtés…

— Vous êtes un excellent biologiste, docteur Erm’hon, mais vous semblez avoir quelques lacunes en matière de psychologie féminine. Au revoir, je vais tâcher de ne pas me casser la figure en entrant dans le labo…

Avec un geste amical, Brag n’Var fit demi-tour vers la fenêtre, plongea résolument dans le néant.

 

*
* *

 

Il s’écoula à peine deux jours avant que le premier symptôme de la curiosité indigène prévue par le professeur ne se manifeste en revêtant la forme d’une invitation à un bal donné le lendemain par le Grand Chancelier de Mazrich dans son palais. La carte apportée par un laquais en brillante livrée mentionnait également le nom de Viona de Sainval, témoignant ainsi que le retour à la richesse entraînait aussi celui à la faveur.

— Mais je ne tiens pas à y aller ! s’exclama la jeune fille. D’abord, a jouta-t-elle en classique réflexe, je n’ai rien à me mettre.

— Mais il n’est pas question de refuser ! s’exclama Amory, ce serait une grave impolitesse. Vous vous devez de tenir votre rang, ne serait-ce que pour aider votre père. En outre, que deviendrions-nous là-bas, sans vous ? N’oubliez pas que nous ne sommes jamais venus à Lutis, nous n’avons jamais paru à cette cour qui, dit-on, est bien plus brillante que celle du roi Lory. Nous y ferions piètre figure si vous n’êtes pas là pour nous guider.

— Vous vous y trouverez bientôt en agréable compagnie, toutes les belles ne tarderont pas à vous entourer et à se disputer vos attentions.

— Et nous tomberions dans les filets de quelque aventurière ? Non, nous avons absolument besoin de votre sauvegarde. Quant à la question des vêtements, elle ne se pose pas, la cassette est là. Le dépôt de l’héritage n’est pas épuisé qui pourra la remplir si elle venait à se vider. Puis-je vous rappeler que nous sommes arrivés presque sans bagages et que nous aussi avons besoin d’habits de cour ? Convoquez tailleurs, couturières et joailliers, qu’ils nous confectionnent au plus vite tout ce qu’il faut pour nous parer tous les trois. Vous surtout, Viona, je veux que vous soyez la plus belle.

En quittant l’hôtel le lendemain soir pour se rendre à la chancellerie, le trio avait certainement magnifique allure, les maîtres artisans alléchés par l’appât du gain n’avaient pas ménagé leurs efforts pour satisfaire à la demande malgré la brièveté du délai imposé. Les deux chevaliers avaient voulu que leurs costumes gris perle soient de coupe sobre – d’Ermont en particulier, habitué aux tuniques légères de son monde, renâclait devant la surcharge de falbalas à la mode dans celui d’Amory – mais la richesse du tissu compensait largement cette apparente simplicité. En revanche, Viona, dans sa longue robe bleue lamée d’un or moins lumineux que sa chevelure, était éblouissante de jeunesse, et de charme. Elle ne portait que peu de bijoux, elle aurait même voulu se contenter d’un seul : un diadème de saphirs qui lui venait de sa mère et que le marquis s’était refusé à vendre lors de sa ruine, mais Régis, comprenant qu’elle voulait surtout ne pas être pour ses amis une source de dépenses somptuaires, avait lui-même choisi pour elle un collier et deux bracelets de diamants dont l’éclat réhaussait la tiédeur satinée de sa peau. Quand, quelques instants plus tard – il n’y avait guère que le pont de la Sénoise à traverser – la voiture de louage les déposa au pied du perron de la grande demeure illuminée et qu’ils pénétrèrent dans le premier des salons étincelants de dorures sous les reflets ambrés de centaines de chandelles de cire, toutes les têtes se tournèrent dans leur direction.

— Que de monde…, murmura Amory. Je suppose qu’il nous faut avant tout saluer le maître des lieux. Où est-il ?

— Je ne le vois pas, répondit Viona en regardant de tous côtés. Toutefois il est encore bien tôt, le bal n’est pas commencé et l’orchestre n’a même pas encore pris place. Le comte de Dénébole non plus n’est pas encore arrivé, je tremble à la seule idée de devoir le rencontrer.

— Il ne se permettra sûrement pas de vous manquer de respect en public et du reste nous sommes là. Apercevez-vous quelques figures de connaissance ?

— Grâce à Dieu, oui ! Voici justement là-bas Ewie, je veux dire la marquise d’Aupt. C’est la maîtresse en titre de M. de Mazrich auquel je crains bien d’ailleurs qu’elle ne soit pas toujours très fidèle. Mais c’est aussi la seule véritable amie que je me connaisse. Elle a toujours usé de son influence pour nous venir en aide, elle y aurait sans doute réussi, n’était l’emprise diabolique de ce Dénébole sur le Chancelier… Venez, je vais vous présenter.

Dès que la jeune femme désignée par Viona les aperçut à son tour, elle se détacha du groupe qui l’entourait et vint à leur rencontre avec un sourire joyeux. Pendant les quelques secondes qui s’écoulèrent avant qu’elle ne les rejoignît pour embrasser chaleureusement la jeune fille, les deux amis purent à loisir la contempler.

— Par toutes les divinités du Cosmos, émit la pensée de Reg, ton ministre a vraiment bon goût ! Viona est charmante, mais elle

— Tu as pour mission d’étudier ma race, n’est-ce pas ? Voici un spécimen digne de retenir ton attention et à la façon dont elle te regarde maintenant, je crois bien que tu ne lui déplais pas non plus

De fait, Ewie constituait un remarquable échantillon de l’humanité féminine galansienne. Vingt-cinq ans tout au plus, brune, d’un brun chaud qui faisait particulièrement ressortir l’éclat de ses yeux verts ombragés de longs cils, elle tournait vers eux un visage à l’ovale parfait où le pourpre humide des lèvres pleines et mobiles s’accompagnait de deux adorables fossettes. Le large décolleté de sa robe de satin broché encadrait la peau laiteuse des épaules doucement arrondies en laissant apercevoir le creux d’ombre attirante de sa gorge dont les seins hauts et fermes tendaient la mince étoffe et si l’ampleur de la jupe dissimulait le reste du corps, elle permettait cependant suffisamment de deviner la minceur de la taille, la plénitude des hanches et les longues jambes fines. Ainsi qu’Amory l’avait souligné, c’était d’abord sur Régis que son regard s’était posé et semblait s’attarder plus que les convenances ne l’eussent voulu.

— Voici donc, chère Viona, vos deux mystérieux hôtes dont toute la ville parle ! Que c’est gentil à vous de m’avoir réservé le plaisir d’être la première à faire leur connaissance…

— Chevalier Amory d’Arbel et son cousin chevalier Régis d’Ermont, présenta la jeune fille. Ils arrivaient de très loin pour apparaître un beau jour à Mollond et… mais je vous raconterai tout, Ewie, c’est la plus merveilleuse des aventures !

— Vous n’écouterez pas trop son récit, marquise, fit Reg en s’inclinant sur la main de la jeune femme, il sera sûrement exagéré. Mais je rends mille grâces à Viona de m’avoir procuré le bonheur de vous approcher ce soir.

— Parfait, cousin, tu es tout à fait dans le ton ! Je ne sais pas si je suis devenu Jihien mais tu es certainement le plus raffiné des Galansiens…

Tous quatre se mirent à deviser en s’éloignant en direction de la terrasse et ils allaient franchir la porte-fenêtre lorsqu’un laquais apparat, s’inclina devant eux.

— Je prie Madame la marquise de me pardonner, mais M. le Grand Chancelier vient d’apprendre l’arrivée de messieurs d’Arbel et d’Ermont et prie ces gentilshommes de le rejoindre dans son cabinet. Il m’a chargé de dire qu’il ne les retiendrait guère et vous les rendra bientôt…

— On dit les femmes curieuses, sourit Ewie, mais je vois que ce péché est partagé par les hommes. Notre ministre tient visiblement à être le premier à vous connaître. Allez donc le satisfaire et revenez-nous vite…

Les chevaliers emboîtèrent le pas au laquais, gravirent derrière lui un escalier pour atteindre l’entresol, longèrent des couloirs et se retrouvèrent finalement dans une pièce dont la relative austérité se tempérait de la présence d’un grand bureau précieux de marqueterie. La double tenture de cuir retomba derrière eux et dès le premier coup d’œil ils constatèrent avec un peu d’étonnement que la chambre était vide de toute présence.

— Je crois que de Mazrich tient à marquer son rang en nous faisant attendre, pensa Reg. C’est une excellente occasion dont je vais profiter…

D’un air suprêmement détaché, Reg alla s’appuyer au mur qui faisait face au bureau et, quand il revint, Amory put voir qu’il avait plaqué à mi-hauteur de la paroi une petite boîte rectangulaire de substance diaphane qui demeurait fixée à la maçonnerie comme si des crampons l’y retenaient.

— Qu’est-ce que c’est que cet objet ?

— Une télé-caméra image-son. J’ai été la chercher au labo cet après-midi en prévision de n’importe quelle possibilité et j’ai rapporté en même temps le récepteur correspondant que j’ai laissé chez nous dans l’armoire. Nous pourrons ainsi voir et entendre ce qui se passe ici quand nous le voudrons.

— Mais le Chancelier ou ses domestiques ne manqueront pas de voir cette caméra et de s’étonner ?

— Détrompe-toi. Elle renferme aussi un émetteur de neuro-fréquences particulières qui empêche l’attention consciente de se fixer sur elle et la rend par conséquent pratiquement invisible.

— Tu veux dire que les yeux se détournent automatiquement d’elle avant de l’avoir perçue ? Et pourtant je la vois parfaitement !

— Parce que tu es devenu un Jihien comme moi et que nos cerveaux ne se laissent pas influencer par le champ de neutralisation. Mais en ce qui concerne les Galansiens…

Reg n’avait pas terminé sa phrase télépathique que, à l’autre bout de la pièce, une porte à demi dissimulée par une tenture s’ouvrait, laissant apparaître un imposant personnage vêtu d’écarlate en qui ils devinèrent immédiatement le Grand Chancelier. Ils s’inclinèrent avec un respect teinté de dignité tandis que ce dernier – un homme dans la force de l’âge dont les traits colorés s’encadraient d’une barbe et d’une chevelure grisonnantes – fixait sur eux un regard aigu corrigé par un large sourire de bienvenue.

— Chevaliers d’Arbel et d’Ermont, je présume ? Ne m’en veuillez pas de vous avoir arrachés pour un moment à une très agréable compagnie, et ne voyez dans cette invitation que le plaisir que j’ai de faire votre connaissance sans être entourés d’importuns comme nous le serons tout à l’heure.

— C’est trop naturel, Excellence, répliqua Amory. Nous sommes infiniment sensibles au grand honneur que vous nous faites.

— Mon désir de vous voir de près était justifiable, vous devez l’admettre, puisque à peine êtes-vous arrivés à Lutis que vous êtes déjà devenus le point de mire de l’attention publique. Le nom de d’Arbel m’est vaguement familier, mais je ne saurais dire…

— Mes aïeux ont souvent servi le royaume, Excellence, et mon grand-père était maître de camp au service du père de notre monarque.

— J’y suis, maintenant… Vous êtes originaire d’une lointaine province des marches, n’est-ce pas ?

— La plus lointaine qui soit, tout au fond des hautes montagnes du sud. C’est une région où le climat est rude et la terre pauvre et désolée. Qui donc pourrait prêter attention à ce désert de rochers et de neiges ? Il ne présente même pas d’intérêt militaire, les cols sont infranchissables.

— Oui. Nos occupations nous absorbent trop pour que nous puissions trouver le temps de visiter toutes les populations de notre pays… Le chevalier d’Ermont vient de ces mêmes montagnes ?

— De la même seigneurie. Excellence. Je suis le cousin d’Amory par une alliance… récente, et la branche à laquelle j’appartiens ne s’est jamais particulièrement illustrée dans la carrière des armes.

— Vous vous rattraperez, j’en suis certain… Mais je veux maintenant vous poser à tous deux une question dont j’espère que vous comprendrez la brutale franchise – à vrai dire c’est pour elle que j’ai tenu à vous voir seuls avant l’ouverture du bal. Vous venez de me laisser entendre que votre pays est pauvre et que la vie y est difficile. Vous appartenez donc à cette classe de gentilshommes terriens dont le domaine au lieu de s’étendre dans les riches pâturages du Centre ne peut assurer qu’une maigre subsistance. Plus d’un se trouve dans votre cas et se résout finalement à abandonner son patrimoine désolé pour venir à Lutis y chercher fortune. Toutefois aucun n’y est jamais entré avec la bourse emplie de milliers d’écus d’or.

— Si notre situation était demeurée la même que celle de nos pareils que vous évoquez, répondit Amory, nous n’aurions certes pas entrepris le voyage, Excellence. Nous serions restés là-bas à vivre du lait de nos chèvres et de la chair de nos petits troupeaux car mieux vaut être le premier dans ces villages perdus que le dernier dans cette grande cité. Mais le ciel a voulu que nous entrions en possession d’un gros héritage. Un oncle commun dont nous sommes les plus proches parents s’était expatrié au-delà des mers pour tenter sa chance dans les terres nouvelles, il y a amassé des richesses qu’il vient de nous léguer. Rien ne nous empêchait donc plus de connaître cette capitale que le monde entier admire.

— Les Eldorados… Beaucoup y ont laissé leur vie sans atteindre à la réussite de votre parent, qui devait être un homme exceptionnel. A combien se monte ce legs ?

— Nous ne l’avons pas encore chiffré. Cependant, après les dépenses que nous avons engagées pour notre installation, il nous reste largement de quoi vivre selon notre rang.

— C’est le ministre d’État qui vous posait cette question, mes amis. Vous n’ignorez pas que les revenus de la noblesse sont soumis à l’impôt tout comme ceux des simples plébéiens ? C’est une sage et juste mesure qui veut que tous participent selon leurs moyens aux charges du royaume.

— Vous fixerez vous-même le chiffre, Excellence, nous l’acceptons d’avance.

— C’est parfait, chevaliers. Votre bonne volonté vaut qu’en revanche je donne à mes commis l’ordre de se montrer compréhensifs à votre égard. Ils vous taxeront au minimum et si vous aviez sujet de vous plaindre d’eux, venez aussitôt me trouver. Maintenant, allons ensemble rejoindre la compagnie qui nous attend.

Ils regagnèrent le salon où à l’entrée du Grand Chancelier l’orchestre attaqua la première danse et bientôt la fête battit son plein. Comme il se devait, de Mazrich avait ouvert le bal avec la marquise d’Aupt mais il ne devait guère s’attarder, trop de travail l’attendait encore dans son cabinet où toutes les nuits la chandelle brûlait jusqu’à une heure très avancée. Libérée, Ewie s’empressa d’entraîner Régis dans le tourbillon en manifestant la ferme volonté de l’accaparer pour le reste de la soirée. Bien qu’ignorant évidemment tout des pas et des figures, le biologiste jihien avait le sens du rythme et plus encore celui de l’observation ; se guidant sur les attitudes des autres couples et soutenu par quelques conseils télépathiques, il se montra bien vite à la hauteur. Quant à Amory, il avait enlacé Viona et s’abandonnait tout entier au plaisir de se trouver au sein de cette brillante société dont il avait si longtemps rêvé, même si maintenant il la voyait d’un tout autre regard que lorsqu’il n’était qu’un simple chevalier galansien ébloui par les fastes de Lutis. De toute façon, ne tenait-il pas entre ses bras l’une des plus jolies cavalières du bal, même si en humant le frais parfum montant de sa blonde chevelure, il ne pouvait s’empêcher d’évoquer parfois certains reflets d’un or plus fauve et plus ardent. Shann… Brag n’Var n’avait-il pas dit qu’elle voulait franchir la Porte pour les rejoindre ? Un jour viendrait bientôt où ce serait elle qui danserait avec lui sous ce lustre de cristal.

Ce fut plus tard, au moment où Viona et lui se dirigeaient vers le buffet pour se désaltérer et reprendre haleine qu’ils virent Dénébole. Sanglé dans un costume noir enrichi de rubis dont l’éclat faisait paraître son visage encore plus pâle, le comte, appuyé contre une colonne, dégustait une coupe de vin pétillant et les regardait s’approcher. Lorsqu’elle l’aperçut, la jeune fille se raidit en un sursaut, recula d’un pas et voulut se détourner mais Amory la saisit par le poignet pour la retenir, fixa droit dans les yeux le personnage qui s’inclina avec un mince sourire.

— Nous nous retrouvons donc ici, chevalier ? Vous avez beaucoup changé depuis notre dernière rencontre.

— Je n’en puis dire autant de vous. Si vous avez l’intention de reprendre l’entretien au point où vous l’avez laissé là-bas, je suis à votre disposition.

— Pour qui me prenez-vous ? J’ignorais alors à qui j’avais affaire. Je vous prenais pour un rustre campagnard. Oubliez ma conduite, et que Melle de Sainval daigne accepter mes excuses.

Accentuant son sourire, Dénébole s’inclina une nouvelle fois, reposa sa coupe, pivota sur les talons. L’instant d’après il avait disparu dans la foule.

— Que voilà un lâche coquin, gronda le chevalier. A Mollond il me jugeait trop méprisable pour se mesurer avec moi et ce soir il me sait riche et son maître a montré de l’intérêt pour moi. Il en redécouvre du coup la politesse !

— Ne vous y trompez pas, Amory, il n’a pas cessé de vous haïr et, quant à moi, son regard m’a fait frémir.

— Je n’aurais certes jamais confiance en cet homme, mais vous n’avez plus de raison de le craindre, il n’osera plus vous manquer de respect, je suis là. Retournons-nous danser ?

— Non, cette apparition a gâché ma joie. Et puis, je commence à me sentir fatiguée, j’ai perdu l’habitude de veiller aussi tard, il est préférable que je rentre. Croyez-vous que vous pourrez me trouver une voiture ?

— Ce sera sans doute difficile mais qu’importe, l’hôtel est tout près, je vous accompagnerai moi-même jusqu’à la porte.

— Je ne veux pas vous imposer pareil dérangement !

— Vous avez peur que je ne profite pas jusqu’au bout de ma première réception à Lutis ? Rassurez-vous, je reviendrai ensuite. Je ne vois nulle part Régis et Ewie, mais je les retrouverai bien…

 

La nuit était en effet belle et tiède, la lune sur son déclin éclairait encore suffisamment la rue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’utiliser des torches. Le pont n’était d’ailleurs qu’à quelques pas. Ils ralentirent leur marche et s’accoudèrent un instant au parapet pour contempler le large cours de la Sénoise coulant silencieusement entre ses rives, masse sombre piquetée des reflets tremblants des étoiles. De cette perspective brumeuse de maisons endormies de chaque côté de la trouée du fleuve, émanait une telle sensation de calme solitude qu’Amory en vint à oublier et le lieu et l’heure, perdant le sens de la réalité. Il se laissait envahir par le charme de ce décor irréel jusqu’à se départir de son habituelle vigilance et oublier de sonder du regard les zones obscures, au point que lorsqu’ils atteignirent sur l’autre rive l’étroit carrefour d’où se détachait la rue du Palus, la brusque attaque des spadassins embusqués sous les renfoncements des façades faillit de très peu le prendre de surprise.

Mais ses réflexes étaient rapides, plus rapides encore qu’il ne se les était jamais connus ; le premier des agresseurs était encore à trois mètres qu’il avait déjà dégainé, se félicitant « in petto » d’avoir conservé sa bonne rapière au lieu d’accrocher à sa ceinture la fragile lame d’une précieuse épée de parade comme le voulait l’usage lors d’une réception de cour : riche poignée incrustée de pierreries ridiculement prolongée par quelques décimètres de fer-blanc. La pointe haute il engagea le combat, feinta par deux fois, se fendit, traversa la gorge du malandrin qui poussa un cri rauque en s’effondrant. Déjà le chevalier parait l’attaque du suivant qui se précipitait imprudemment sur sa gauche et qui, emporté par son élan, vint de lui-même s’enferrer et dégringola à son tour. Surpris par la rapidité foudroyante de cette riposte à laquelle ils ne s’attendaient pas, les autres s’arrêtèrent, hésitants, reculèrent même pour mieux se regrouper, pendant qu’Amory s’efforçait de fouiller du regard la pénombre pour les dénombrer. Deux étaient hors de combat mais il semblait y en avoir encore quatre ou cinq… Qu’importait ! il se sentait de taille à les affronter tous. Sans tourner la tête il voulut lancer un appel à Viona, lui enjoindre de demeurer derrière lui, mais il n’en eut pas le temps. Ce fut elle au contraire qui s’écria d’une voix étranglée :

— Amory ! Attention ! Derrière !

L’avertissement venait trop tard, le chef de la bande avait bien calculé son coup, il avait laissé ses hommes faire front pendant qu’il surgissait de l’autre côté, bondissait dans le dos du chevalier, lui enserrait les épaules d’un bras replié et, de l’autre main, il abattait de toute sa force un poignard acéré, frappant en plein cœur avec une telle violence que l’arme s’enfonça jusqu’à la garde. Atteint d’une douleur atroce, Amory s’écroula sans une plainte.